Imaginaires et ambiguïtés : l'institutionnalisation des pratiques informelles des bergers dans les plantations forestières du plateau de Millevaches

Abstract

Sur le plateau de Millevaches, les imaginaires liés à la forêt se confrontent à ceux, totalement autres, de « la reconquête pastorale » (Morsel, 2021) des paysages ouverts de landes et de tourbières. La tension entre paysages fermés et ouverts y est d’autant plus forte que la Montagne limousine a subi au cours du XXe siècle une véritable « inversion paysagère » (Périgord, 1993) : les vastes espaces ouverts de moyenne montagne avec les petits troupeaux de brebis gardés par des femmes ou des enfants des cartes postales anciennes ont rapidement été colonisés par la forêt – accrus sur les surfaces délaissés et enrésinement intensif à la faveur du Fond Forestier National. Ce sont ces paysages emblématiques de landes et de tourbières, perçus parfois avec nostalgie (Sans, 2023), que le CEN a pour mission de conserver et de restaurer en développant, notamment, des partenariats avec des éleveurs pour la création d’estives.Dans l’imaginaire collectif, le recul des bois sous la dent des troupeaux est un fait bien établi et dans l’esprit de nombreux forestiers les bêtes dégradent forcément les milieux forestiers. Une compétition entre forêts et pâturages pour le contrôle matériel et symbolique de l'espace va ainsi émailler toute l'histoire contemporaine du plateau de Millevaches. Pourtant, depuis une dizaine d’années, des bergers et leurs brebis s’infiltrent, à l’insu des propriétaires, dans les plantations forestières et les friches ligneuses attenantes aux tourbières où se déroulent les estives. Se produit alors une connexion, dans leurs interstices, entre ces deux mondes antagonistes.À travers l’ambivalence des petits éléments qui composent le paysage – ces « impondérables chargés de significations » du poète Miguel Torga (2008) – il est possible de rendre compte des reconfigurations qui s’opèrent entre forêts et pâturages et de l’institutionnalisation des pratiques cachées des bergers : leur passage dans les mœurs ou la culture locale.La canche flexueuse (Deschampsia flexuosa) est un de ces petits éléments du paysage. Avec cette plante herbacée très présente dans les plantations forestières du plateau se noue un lien étroit et ambiguë entre institutionnel et informel, instituant et institué : l’institutionnel du néo-pastoralisme des estives et du gardiennage pour la gestion des tourbières ; celui aussi de la régénération naturelle des parcelles de résineux gérées par l’ONF et que la présence d’un feutrage dense de canche au sol rend problématique ; l’informel des pratiques de conduite des troupeaux qui nécessitent de faire des incursions dans les bois, à la dérobée, pour créer des relances d’appétit avec la canche flexueuse qui s’y trouve ; enfin, l’instituant des expérimentations de sylvopastoralisme que nous mettons en place (en collaboration avec l’École Forestière de Meymac, L’Association pour le Pastoralisme de la Montagne Limousine, des propriétaires forestiers, l’ONF et le CEN) et qui font naître de nouveaux imaginaires, de nouvelles formes de relations et de pratiques.L’objectif est de rapprocher les mondes de la forêt et de l’élevage en montrant qu’il est possible de conjuguer, avec des pratiques sylvopastorales, gestion forestière (réduction des interventions mécaniques pour les dégagements forestiers, la préparation des sols ou le contrôle de la canche grâce au passage régulier des brebis), gestion pastorale (avec des systèmes agro-pastoraux économes) et gestion écologique (conservation des tourbières, régénération naturelle des peuplement ou enrichissement de la biodiversité des plantations grâce aux insectes coprophages et aux chauves-souris qui les chassent).