dc.description.abstract | L’injonction au rapprochement entre les sphères scientifique et industrielle est aujourd’hui omniprésente. Dans le domaine biomédical, elle s’est traduite par la promotion de la « recherche translationnelle », qui se heurte à de nombreux obstacles [1]. Il s’agit dans le cadre de ce travail de se pencher sur les mécanismes qui pourraient expliquer la viscosité translationnelle i.e. la résistance à la circulation de savoirs scientifiques et à leur transformation en pratiques diagnostiques et thérapeutiques dans le domaine de la cancérologie. C’est B. Barber (1961) qui fut le premier, en sociologie des sciences, à proposer une explication des résistances aux découvertes. Mais ce fut S. Cole (1970) qui procéda à une retraduction de cette question en termes de « reconnaissance tardive » (RT) (delayed recognition) [2]. Au début des années 2000, la problématique de la RT connaît un regain d’intérêt avec l’analyse en scientométrie des « sleeping beauties » (SB), notion introduite par Van Raan (2004) désignant un article très peu cité pendant une période initiale de plus de 10 ans (« sommeil »), qui reçoit au cours des années suivantes beaucoup de citations (« réveil ») du fait de son utilisation dans la publication d’un chercheur (le « baiser du Prince ») [3]. L’étude des SB se révèle fort intéressante dans l’exploration des mécanismes de circulation des savoirs [4] dont les processus translationnels en biomédecine constituent un exemple. Les questions du transfert de connaissance et, plus globalement, de l’innovation ont été abondamment explorées par de nombreuses disciplines. Cependant, ils ont rarement été abordés en privilégiant cet angle. L’enjeu est de se focaliser sur les résistances aux découvertes internes au champ scientifique et celles qui apparaissent lorsque que se pose la question de leur translation vers le champ médical. Notre travail vise plus spécifiquement deux objectifs : (1) évaluer l’ampleur du phénomène de RT en oncologie, (2) proposer quelques pistes explicatives concernant la viscosité translationnelle dans ce domaine en privilégiant certains des cas repérés. Sur le plan méthodologique, notre démarche associe les outils scientométriques et l’instrumentation qualitative par voie d’entretiens semi-directifs. La première étape de notre recherche a porté sur l’évaluation scientométrique du phénomène de RT en rapport avec soit un concept : « la cellule souche mésenchymateuse » (MSC), soit un domaine, l’« oncologie ». Dans les 2 cas, nous avons extrait un corpus constitué d’articles spécifiques, extraits de la base de données WoS®. Ensuite, nous avons calculé pour tous les articles le "coefficient de beauté" (B) en utilisant les critères non-paramétriques de Ke et al. (2015), afin d'identifier les SB [5]. Nous nous sommes alors concentrés sur les SBs les plus citées. Pour chacune d’entre elles, nous avons été attentifs à la phase de sommeil qui peut être parfois « agitée » laissant présager de l’existence d’une controverse dont il nous reviendra de rendre compte [6]. Pour chaque cas, nous avons essayé également d'identifier le Prince, ie le ou les auteurs, à l’origine du réveil citationnel, par une analyse historique des références d’articles (méthode RPYS) [7] et des réseaux de co-citations [6]. A ce jour, nous nous sommes focalisés sur les chercheurs français qui auront accompagnés ce réveil citationnel et la reconnaissance de travaux pionniers.La seconde étape a porté sur l’identification de pistes explicatives relatives à la viscosité translationnelle par la mise en œuvre d’une méthodologie qualitative. Nous nous sommes intéressés, d’une part, à la diffusion des découvertes dans la littérature et, d’autre part, à leur diffusion dans le champ des pratiques médicales. En fonction des SBs identifiés lors de la première étape de notre investigation, nous proposons de discuter trois cas de SB : (1) le retard de reconnaissance des travaux de Alexander Friedenstein sur les cellules MSC, (2) la RT de l’hypothèse sur l’angiogenèse tumorale formulée par Judah Folkman, et (3) la RT du rôle du métabolisme dans le cancer postulé par le Prix Nobel Otto Warburg.Pour chaque cas, nous avons combiné : (1) une approche historique visant la production d’une biographie de l'auteur, du Prince et l’élaboration d’une chronologie de la découverte en utilisant des données de seconde main, (2) la conduite d’entretiens semi-directifs avec des chercheurs et des médecins autour des « pistes » ouvertes par ces découvertes afin de saisir le système des raisons et des représentations qui incitent les acteurs à se positionner différemment, voire de façons antagonistes, par rapport à ces pistes. [1] Meyer M. 2013. « Faire circuler les savoirs. Le courtage du savoir et la médecine translationnelle ». Cahier de la documentation, 1, 17-25.[2] Cole S. 1970. « Professional Standing and the Reception of Scientific Discoveries ». American Journal of Sociology, 976(76) 286-306.[3] Van Raan A.F., 2004 « Sleeping Beauties in Science ». Scientometrics, 59(3), 461-466.[4] Braun T., et al. 2010. « On Sleeping Beauties, princes and other tales of citation distributions… ». Research Evaluation, 19(3), 195–202.[5] Ke Q., et al. 2015. Defining and identifying sleeping beauties in science. PNAS, 112(24), 7431–7626.[6] Gorry P., Ragouet P. 2016. « “Sleeping Beauty” and Her Restless Sleep: Charles Dotter and the Birth of Interventional Radiology », Scientometrics, 107(2) 773‑784.[7] Bornmann L. et al., 2018. « Reference publication year spectroscopy (RPYS) of Eugene Garfield’s publications » Scientometrics, 114(2) 439–448. | |