Le spinozisme de Gilles Deleuze. Genèse, éléments et enjeux d’un nouveaunaturalisme

Abstract

Il existe aujourd’hui une grande effervescence à propos de la nature. Dans certainsdomaines, tels que l’anthropologie ou la sociologie, le naturalisme est l’objet d’une profonde remiseen cause, étant la nature le signe du « grand partage » ontologique de la modernité (Latour, 1999 ;Descola, 2005). D’un autre côté, la pensée écologique contemporaine, ainsi que les nouveauxmatérialismes, insistent sur l’importance de concevoir la nature non pas comme une substance passive dépourvue de sens, mais plutôt comme un ensemble dynamique de relations et processus où le clivage entre l’humain et le non-humain peut être finalement dépassé (Barad, 2007 ; Bennett, 2010 ; Larrère & Larrère, 2015). Dans ce contexte, la pensée de Gilles Deleuze apparaît à certains égards comme un renouvellement inattendu du naturalisme en philosophie. Bien que son œuvre ait été largement lue comme une philosophie de l'événement, un vitalisme philosophique, ou une redéfinition du projet transcendantal, il est possible d'y trouver les éléments d'une puissante nouvelle image de la nature. Cela apparaît clairement à partir de la place privilégiée que Spinoza joue dans le développement de la pensée deleuzienne. Loin de constituer un simple chapitre dans ses monographies d'histoire de la philosophie, Spinoza fournit à Deleuze le concept d’une nature immanente, univoque et absolument inclusive. Une telle conception, présentée pour la première fois en 1968 dans Spinoza et le problème de l'expression, interviendra de manière décisive dans la trame conceptuelle d'une œuvre comme Différence et répétition (1968), mais elle sera déterminante également dans l'œuvre écrite avec Félix Guattari, en particulier dans la théorie de l'individuation intensive figurant dans Mille plateaux (1980). En ce sens, afin de thématiser le renouvellement du naturalisme qui traverse la pensée deleuzienne, nous cherchons à récapituler la genèse, le devenir et les principaux enjeux, tant herméneutiques que philosophiques, de sa réception de la pensée spinoziste. Plus précisément, nous cherchons à comprendre comment, à travers le prisme et le langage du spinozisme, Deleuze détermine l'articulation d'une nature purement expressive et relationnelle ; comment, et dans quelle mesure cette conception irrigue sa philosophie de maturité ; et en quels points cette réflexion peut réactiver une réflexion sur le statut, la place et la pertinence de la notion de nature dans la scène philosophique contemporaine.